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Quelle est la place du numérique au sein de l’Union européenne ?

L’Union européenne fait de plus en plus d’efforts afin d’acquérir une souveraineté numérique, mais reste à la traîne dans certains domaines clés.
Par Zacharie Tazrout - @Zach_Tzt Publié le 9 août 2022 à 11h11
L'Union européenne travaille depuis quelques années pour mettre en place une stratégie lui permettant d'atteindre, d'ici à 2030, une souveraineté numérique.
Fin juillet 2022, la Commission européenne a publié les données fournies par l'indice relatif à l'économie et à la société numériques (DESI) pour l’année en cours. Cet outil a pour objectif de présenter les progrès, ainsi que les retards, dans différentes branches en lien avec le numérique, partout en Europe. Si le processus de numérisation s’est accéléré pendant la pandémie, notamment portée par les différents gouvernements européens qui ont plus investi dans la R&D qu’à l’accoutumée, plusieurs lacunes sont à déplorer dans des domaines clés : former le personnel et les jeunes pour qu’ils s’initient aux compétences numériques, transformation numérique des PME et dans le déploiement de réseaux 5G avancés. L’Europe semble avoir encore du travail avant de rattraper son retard face aux grandes puissances que sont les États-Unis ou la Chine, et éviter d’être (trop) dépendante.

Le défi de l’UE : mener sa stratégie de transformation numérique tout en réduisant la fracture numérique

Au sein de l’Union européenne, comme dans d’autres secteurs, il existe de fortes disparités entre les États membres dans le numérique. La Suède, les Pays-Bas, la Finlande et le Danemark sont les pays qui, selon le DESI, sont les plus matures numériquement parlant. Néanmoins, malgré leur avance ils connaissent comme les autres des lacunes dans des domaines clés.

Par exemple, le taux d’adoption des technologies numériques avancées comme l’intelligence artificielle ou le big data restent inférieurs à 30 % au sein des États de l’UE. Un chiffre bien loin de l’objectif fixé par le programme Décennie numérique de l’Europe, souhaitant que ces technologies soient adoptées par les pays à hauteur de 75 %. Ce plan qui s’étale jusqu’à 2030 est la vision sur le long terme de la transformation numérique en Europe. Il s’articule autour de quatre points principaux :

  • Les compétences : Au minimum 80 % de la population européenne doit avoir des compétences numériques de base d’ici 2030. L’UE souhaite également que 20 millions de ses citoyens puissent être des spécialistes de l’informatique, et si possible, en respectant la parité homme/femme.
  • Les infrastructures numériques sûres et durables : le très haut débit et la 5G pour tous d’ici 2030. Doubler la production des semi-conducteurs. Se déployer en périphérie du cloud à l’aide de 10 000 nœuds hautement sécurisés et neutres pour le climat. Développement d’un ordinateur avec accélération quantique. Ce dernier sujet est d’ailleurs l’une des priorités de la Chine et des États-Unis.
  • La transformation numérique des entreprises : accélération de l’adoption des technologies, doubler le nombre de licornes européennes, faire en sorte que 9 entreprises sur 10 puissent parvenir à un niveau élémentaire d’identité numérique.
  • Numérisation des services publics : tous les services publics clés des pays de l’UE doivent être disponibles en ligne, tous les citoyens devront avoir accès à leurs dossiers médicaux sur internet, et 8 personnes sur 10 doivent utiliser l’identification numérique d’ici 2030.

Ainsi, l’UE espère que ces objectifs pourront être atteints en créant un cadre de gouvernance commun qui suivra les progrès accomplis tout au long de la décennie et en multipliant les projets plurinationaux financés par l’UE, les États membres et des acteurs du secteur privé déjà implantés dans le numérique.

À l’heure actuelle, ces objectifs ne sont clairement pas atteints, même si certains facteurs montrent que les membres de l’UE travaillent pour y parvenir. Les données proposées par la Commission européenne montrent par exemple que les pénuries généralisées de compétences, se traduisant notamment par une guerre des talents que se livrent géants technologiques et start-up, ralentissent les travaux menés pour atteindre une indépendance numérique.

Alors que les technologies de rupture comme l’IA sont considérées comme primordiales pour les PME par l’UE, seules 54 % d’entre elles ont atteint au moins un niveau de numérisation de base. Il faut comprendre qu’environ une entreprise sur deux en Europe ne profite pas des possibilités qu’offre la numérisation.
L’indicateur DESI permet d’évaluer l’appétence numérique de chaque pays de l’Union européenne. Plus l’indicateur est proche de 0, plus l’index prouve que l’économie et la société dépendent totalement des autres pays en matière de numérique. Si elle est proche de 100, le pays est souverain en matière de numérique. En orange, on retrouve le numérique dans le capital humain, en bleu, la connectivité, en vert, l’intégration des technologies digitales, et en jaune, le numérique dans les services publics. Graphique : Commission européenne / L’indice de l’économie et de la société numériques (DESI).
Grâce à l’indicateur DESI, on constate une immense disparité entre la Finlande, première du classement, et la Roumanie, bon dernier. Dans la stratégie qu’elle a mise en place, l’Union européenne souhaite réduire ces inégalités et faire en sorte que l’indice de chaque pays soit, au moins, aux alentours de 55 d’ici les trois prochaines années. Ce chiffre correspond au DESI actuel de l’Union européenne. D’un autre côté, le pays nordique a réussi à bien implanter le digital dans son administration publique par rapport aux deux principales puissances économiques européennes que sont la France et l’Allemagne.
Enfin, selon les pays, certains sont plus en avance que d’autres dans certains domaines. Ainsi, la France tout comme l’Allemagne accroît son avance en matière de déploiement fibre optique, même dans les zones rurales, contrairement à la Finlande qui est en retard par rapport à elle dans ce domaine. Si la couverture fibre optique a enfin atteint 50 % des ménages européens, l’UE déçoit en matière de 5G alors qu’elle souhaite libérer le plein potentiel de cette technologie.

Comment s’articule la stratégie d’investissement pour la transformation numérique européenne ?

À l’occasion de la publication du DESI, Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission pour une Europe adaptée à l'ère du numérique, a expliqué la stratégie de l’UE pour accélérer la transition numérique partout en Europe grâce au programme décennie numérique de l’Europe, « depuis le début de la pandémie, nous avons déployé des efforts considérables pour soutenir les États membres dans le domaine de la transition, que ce soit au moyen de plans pour la reprise et la résilience, du budget de l'UE ou, plus récemment, du dialogue structuré sur l'éducation et les compétences numériques. Parce que nous devons tirer le meilleur parti des investissements et des réformes nécessaires pour atteindre les objectifs de la décennie numérique pour 2030 ».

Depuis le début de la décennie 2020, les instances de l’Union européenne ont approuvé une série de mesures, de programmes et d'investissements pour booster la transition numérique et l’innovation dans tout le continent européen. C’est en septembre 2020 qu’Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a prononcé un discours détaillant l’importance du numérique dans la politique de l’UE. Elle a également évoqué sa volonté d’investir en masse dans ce secteur via le plan Next Generation EU, un plan de relance économique faisant suite à la crise du Covid-19.

« Il n'y a jamais eu de meilleur moment pour investir dans des entreprises technologiques européennes dont les nouveaux centres numériques se développent partout, de Sofia à Katowice, en passant par Lisbonne. Nous avons les personnes, les idées et la force en tant qu'Union pour réussir. Et c'est pourquoi nous investirons 20% de la Next Generation EU dans le digital. Nous voulons montrer la voie, la voie européenne, vers l'ère numérique : sur la base de nos valeurs, de notre force, de nos ambitions mondiales », avait-elle affirmé à cette époque.

Tout d’abord, 2 milliards d’euros ont donc été investis dans des domaines comme l’intelligence artificielle, le cloud computing, le big data, le quantique, les compétences numériques, la cybersécurité et dans le développement d’un réseau de pôles européens d’innovation.

Suite à ce premier investissement, la Commission européenne a présenté un agenda d’innovation doté d’un budget de 45 milliards d’euros pour les trois prochaines années. Il s’appuie sur le pilotage de 25 actions spécifiques dans cinq domaines clés : le financement des scale-ups, l’accélération de l’innovation en portant des projets un peu partout en Europe, la formation des talents deeptech, la mise en place de lieux dédiés à l’innovation, et enfin l’amélioration des outils permettant d’élaborer des politiques concrètes en matière d’innovation et de numérique.

La France, avec le soutien de 11 pays membres de l’UE, a injecté 7 milliards d’euros pour accélérer le développement du cloud au sein de l’Europe. L’objectif est de créer un continuum de services du cloud à l’edge qui s’appuierait sur le Data Governance Act, un ensemble de lois venant réguler le marché des données au sein de l’UE, et ce dans de nombreux secteurs : santé, administration, finance, automobile, agriculture, etc.

Tous ces investissements sont les pionniers ou sont intégrés dans le plan décennie numérique pour l’Europe. Afin de compléter l’ensemble de ses objectifs, un nouveau mécanisme de gouvernance devrait voir le jour d’ici la fin de l’année. Celui-ci devrait prôner une plus forte coopération entre les institutions de l'UE et les États membres, pour faire en sorte qu'ils atteignent les objectifs ciblés de la décennie numérique.

Il comprendrait un système de suivi basé sur le DESI, la mise en place par la Commission européenne d’un rapport annuel sur l’état d’avancement de la décennie numérique, ainsi que la création au fur et à mesure, de plusieurs feuilles de route pluriannuelles où les pays membres pourront exposer les politiques et mesures à adopter pour atteindre les objectifs du programme.

L’UE a adapté sa législation pour plus de numérique et plus de souveraineté

Ces dernières années, l’UE n’a pas hésité à mettre en place sa propre réglementation autour du numérique. Cela a commencé par la promulgation en 2016 puis l’application en 2018 de la réglementation générale sur la protection des données (RGPD), interdisant notamment le transfert et l’échange de données en dehors des pays membres de l’Union européenne. Cela s’est ensuite poursuivi avec la volonté de mettre à jour ePrivacy dans le but de renforcer la protection de la vie privée des citoyens européens.

Pour mieux réguler le marché et les services numériques, Le Digital Market Act (DMA) et le digital Services Act (DSA) définitivement approuvés par le Parlement européen vont prochainement être examinés par le Conseil européen pour une promulgation d’ici l’année prochaine. Leur mise en application devrait éviter que les entreprises n’abusent de leur position dominante pour tirer des avantages financiers du numérique. Certaines firmes étrangères comme Google se sont d’ores et déjà pliées aux futures exigences de cette réglementation, en autorisant les applications à utiliser d’autres moyens de paiements que ceux proposés initialement par la firme de Mountain View.

La Commission européenne, le Parlement européen et les 27 États membres à travers le conseil européen, discutent depuis plusieurs mois de l’European Chips Act. Ce paquet législatif a été conçu afin de répondre à l’objectif de souveraineté vis-à-vis des composants électroniques présenté en septembre 2021. L’Europe a subi et subit actuellement la pénurie des semi-conducteurs, dont l’issue est difficile à anticiper.

Enfin, plusieurs institutions militent pour une mise à jour du règlement eIDAS, nécessaire selon eux pour adopter une identité numérique souveraine en Europe. À l’heure actuelle, 25 États membres ont mis en place au moins un schéma d'identification électronique, mais seuls 18 d'entre eux disposent d'un ou de plusieurs schémas d'identification électronique notifiés au titre du règlement eIDAS.

Pourquoi l’Union européenne souhaite-t-elle atteindre une souveraineté numérique ?

En proposant une stratégie claire et définie, l’Europe démontre une volonté forte de franchir un cap supplémentaire dans le numérique d’ici 2030. L’objectif n’est clairement pas de surpasser les superpuissances que sont la Chine et les Etats-Unis dans la compétition technologique qu’elles se sont lancés. Le but est de faire en sorte que l’Union européenne puisse dépendre d’elle-même pour la prestation de services numériques ou la fabrication de produits de base pour le numérique, que ce soit dans des situations de pénurie, de crise économique mondiale, ou non.

C’est ce qu’explique Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, qui a également commenté la progression de l’UE dans sa volonté d’atteindre une souveraineté numérique en accélérant la transformation numérique : « Nous progressons dans la réalisation de nos objectifs numériques dans l'Union et nous devons poursuivre nos efforts pour faire de l'UE un leader mondial dans la course technologique. Le DESI montre les domaines dans lesquels nous devons intensifier nos travaux, par exemple pour stimuler la numérisation de notre industrie, y compris des PME. Nous devons redoubler d'efforts pour faire en sorte que l'ensemble des PME, secteurs d'activité et industries de l'UE disposent des meilleures solutions numériques et aient accès à une infrastructure de connectivité numérique de classe mondiale ».

Par exemple, à l’heure actuelle, de nombreux organismes européens n’hésitent pas à faire appel à des acteurs américains spécialisés dans le cloud comme Amazon Web Services (AWS) ou Microsoft Azure pour leur intégration dans le cloud. Une pratique que l’UE souhaite éviter, pour que les organismes privilégient des acteurs européens et respectent les réglementations visant à sécuriser les données de tous.

C’est aussi une manière pour l’Europe de créer de nouveaux emplois, comme l’explique Cédric O, ancien secrétaire d'État à la transition numérique et aux communications électroniques. Les différents projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC) autour du numérique, comme celui basé sur le cloud, « associeront des entreprises, des laboratoires et des académiques européens. L'idée est de créer de la valeur et de l'emploi dans l'Europe entière tout en soutenant l'émergence des champions technologiques français et européens du cloud ».

Si l’Union européenne souhaite un espace numérique plus indépendant, le chemin pour y arriver semble semé d’embûches. Grâce à la mise en place de l’indice relatif à l’économie et à la société numérique, les instances de l’UE ont pu mettre en lumière ces différentes embûches et savent désormais quels sont ses axes d’améliorations pour atteindre la souveraineté numérique qu’elle convoite tant.

Elle va devoir réduire les fractures existantes entre les différents États membres afin de généraliser les compétences numériques partout en Europe. Ensuite, elle va devoir rattraper son retard dans de nombreux domaines comme l’IA, le big data, ou la transformation des PME et ETI qui sont pour l’instant, les entités qui ne profitent que trop peu des bienfaits du numérique. Enfin, elle va devoir finaliser sa législation en matière du numérique afin que le secteur et les investisseurs puissent s’appuyer sur un cadre solide.